PROJECTIONS POUR
BORDEAUX DEMAIN
Dans le cadre d’une grande réflexion prospective lancée par la Métropole de Bordeaux, ANMA a été invitée à développer son point de vue dans le livre «2050 : Tout Commence Aujourd’hui », publié en juin 2019.
ANMA a pris le parti de rédiger une fiction afin de s’adresser au plus grand nombre. A travers une enquête sur un délit de sabotage, le récit se déploie à travers le territoire métropolitain et met en avant le changement des pratiques et du système de valeurs. La vision urbaine s’appuie principalement sur la conservation, la transformation et la réutilisation de l’existant, qu’il s’agisse d’infrastructures ou de bâtiments.
BORDEAUX 2050
03.14.48 – Jour de pi
Depuis que le centre de surveillance a appelé ce matin, Nils est tendu : quatre alertes en un mois sur le secteur d’Hourcade, là où pourtant les digues ont été renforcées récemment. Il ne s’explique pas qu’elles lâchent les unes après les autres.
Mia le rejoint rapidement sur place. Elle se plaint que le roca-speed marchait au ralenti. Un troupeau de biches s’était échappé du corridor O10C et s’agitait sur la voie réservée. Certaines étaient très agressives, ce qui avait surpris tout le monde, en premier lieu une adolescente qui avait entreprit d’en caresser une : elle s’était fait mordre soudainement.
– Quel enfer cette nature qui nous envahit ! Je mets normalement 10 minutes pour aller d’Eysines à Villenave, aujourd’hui il m’en a fallu le double !
Des centaines de caisses et de colis flottent autour d’eux tandis que les triporteurs électriques et les drones s’agitent comme des mouches pour tenter d’acheminer leurs livraisons, en vain. Tous les commerces, services et locaux de bureaux partagés regroupés autour de la plateforme logistique ne sont plus accessibles. Des gens s’agglutinent à l’entrée, mécontents que de tels évènements n’aient pas été pris en compte dans l’aménagement de ce pôle relais, pourtant majeur pour la vie locale. Nils sait qu’un dispositif a été prévu dans ce cas mais il ne s’est pas mis en marche : quelque chose cloche.
En revanche, sur les rives d’Arcins, aucune alerte n’a été rapportée, ce qui signifie que le nouveau quartier lacustre n’a pas été impacté. Encore une preuve que sa conception, bien qu’onéreuse, est très bien adaptée aux crues.
Nils et Mia embarquent dans un drone et s’élèvent pour voir ce qui se passe sur l’aire d’accueil des réfugiés climatiques de Lugan, située à proximité. Là-bas, c’est la catastrophe. Les pompiers s’activent pour évacuer les familles et secourir les personnes réfugiées sur les toits des constructions d’urgence en bois. Au loin, les villas de Villenave d’Ormond n’ont rien. Elles ont été protégées par les murs d’enceinte du système de résidentialisation mis en place, de façon tout à fait illégale certes, mais tolérée à cause de certains riverains bien placés, pour se « protéger » des nouveaux arrivants.
L’eau remonte assez loin en suivant le corridor O5D qui s’étend jusqu’à Gradignan. En rapprochant le drone, Mia remarque une étrange « saignée » dans la digue face au Distri-Pôle. Lorsqu’ils s’approchent près des palplanches de dévoiement qui ont déjà été installées le long de la digue ; Nils estime qu’ils sont face à une catastrophe qui n’a rien de naturelle.
– Cette brèche, ça me fait drôlement penser à Bouliac.
Dans les herbes en haut de la digue, des traces de pas et une tige attire leur regard : une barre en matériau composite, noire, probablement issue du recyclage. On voit même le poinçon de la fabrique sur la partie qui dépasse.
– Bon sang, ils se sentent tellement en situation d’impunité qu’ils ne prennent même plus la peine de camoufler leurs traces ! Prends des photos. Cette fois –ci, on les tient !
– Comment ça « ils » ? Ne me dit pas que tu remets ça avec ton obsession de bâtisseurs en quête de terrains !!! Bon, j’appelle Manu pour les prélèvements.
Avant de partir, ils discutent avec le directeur du centre de distribution qui se plaint des pertes estimées et des assureurs qui ne couvrent plus rien, surtout depuis la canicule de juillet 2028 qui a atteint 48°C. Mia se rappelle que c’est à ce moment qu’installer les corridors, pour renaturer et décarboner la ville est devenu la priorité ultime des politiques. Parfois au détriment de certains…
– Mais je reconnais cette marque ! Là, sur vos photos ! Je crois qu’elle vient d’une des fabriques installées à la Jallère. C’est sûrement le LAB, celle qui imprime les matériaux de construction à partir de déchets. Je livre beaucoup dans ce coin parce qu’on a également une plateforme de tri ici et il leur manque parfois des matériaux spécifiques, et… mais attendez… !
Nils et Mia sont déjà loin.
– Le plus court, d’ici, c’est le fleuve.
– Pas le temps d’attendre la navette fluviale ! Viens, on prend la véloroute des quais. Le dernier modèle de vélo électrique en libre-service est une bombe !
Arrivés sur place, ils longent le grand parkway qui traverse tout le quartier et qui déborde d’activité. Les vitrines des fabriques exposent toute la diversité des produits issus des ateliers. De nombreuses personnes se pressent pour profiter des séances de formation à l’impression 3D financées par la collectivité ; ainsi cette production, mieux ajustée aux besoins de chacun, limite le gaspillage.
Ils trouvent le LAB installé le long du corridor O1D, le premier qui a été mis en place par la municipalité. Cela faisait longtemps que Nils n’avait pas mis les pieds ici. Le corridor est devenu impressionnant. En plein milieu du quartier, pourtant déjà très arboré, la nature est soudainement sauvage, mystérieuse. Avec la chaleur et l’humidité qui marquent désormais le climat bordelais, les arbres sont gigantesques et certains sont couverts de lianes. On peut distinguer au fond l’eau qui s’écoule mais la jalle est inaccessible, réservée à la faune. Toute cette végétation donne à ce quartier, pourtant dense et urbain une atmosphère apaisée. Nils profite de ce moment où ville et nature semblent être en symbiose.
Le responsable de la fabrique ne reconnait pas le poinçon que Mia lui montre sur les photos. En effet, il est très proche d’un de ceux qu’il fait apposer sur les produits qui sortent de son atelier, ce qui explique que le directeur du Distri-Pôle ait pu se tromper. Devant leur air abattu, il leur conseille de chercher du côté du Grand Bazar de Mérignac, la gigantesque recyclerie où les échanges de services et de matériaux sont scrupuleusement tracés
– C’était trop facile. Le Grand Bazar, ce n’est même pas la peine d’y aller, trop de possibilités, trop de pistes à suivre.
– Faisons un break, allons déjeuner !
– Manu vient de m’envoyer un message : il a du nouveau, on doit le retrouver.
– Dans ce cas, donne-lui rendez-vous à mi-chemin, au resto de la Médoquine
Ils sautent dans le tram puis s’engagent sur les Nouveaux Boulevards à bord d’une cabine suspendue au-dessus des voies.
– J’aurais tellement aimé connaître ce temps où l’on pouvait filer à toute allure sur les boulevards, slalomer sur la double file, soupire Mia ; les voies sont désormais tellement rétrécies pour donner de la place à la végétation, aux piétons, aux terrasses, … il y a désormais si peu de place pour circuler !
– Moi je me rappelle surtout des embouteillages ! Donner plus de place aux véhicules n’a jamais résolu la circulation, elle ne fait au contraire qu’empirer ! Tu idéalises quelque chose qui n’a jamais existé, Mia !
– Hum, moi je suis convaincue que c’est un de ces écolos extrémistes qui a fait le coup. Ils sont tellement persuadés que l’eau doit s’écouler le plus largement dans la ville pour que la nature puisse reprendre ses droits… !
Sur le chemin, ils passent devant la Tour des Débats Publics de la Porte Judaïque. C’est l‘ébullition, comme toujours : depuis que les services publics sont devenus un lieu de dialogue permanent, la tour ne désemplit pas. Nourriture minimale, pièges à carbone, partage de l’espace, rationnement des déplacements, financiarisation, médecine de proximité, éducation à tout âge, tous les sujets sont posés sur la table.
– Je crois que demain soir, il y a une discussion sur le Plan des Micro-Mobilités, je vais y mettre mon grain de sel …
– Mia, je te conseille plutôt la table-ronde de ce soir sur les grandes infrastructures de transport. Le sujet, c’est l’aéroport : limitation du trafic aérien, réutilisation des parcs de stationnement : tu vas avoir de quoi débattre!
Arrivés à la cantine métropolitaine, on leur sert une assiette qui déborde de tomates sucrées et délicieuses.
– Les fermes urbaines de la ceinture maraichère doivent fonctionner à plein régime !
– En ce moment ça pousse comme du chiendent, leur répond le restaurateur. Grâce à la production massive de compost issue de tous les restaurants et cuisines de la métropole ! Et en retour, on bénéficie de prix avantageux et de produits de qualité. Goutez-moi ces pommes de terre nouvelles ! L’année dernière, ce n’était pas la même histoire ! Suite à la vague de froid qui avait atteint les -15°C, on avait dû faire appel aux exploitations de Marmande qui sont protégées par des serres solaires…
L’arrivée de Manu lui rappelle qu’il a d’autres clients et il s’éclipse.
Manu s’attable avec eux avec un air dégouté :
– Toute cette nourriture végane, c’est pour les bobos.
En même temps, il ne sait plus quoi manger depuis qu’il est tombé malade après avoir englouti un demi-kilo de viande de culture, pense Mia.
– Je rêve de partir à la chasse dans un corridor ! Mais c’est très difficile d’échapper à la sécurité qui les protège. Il parait que le O5D est le plus giboyeux …
– Montre-nous tes résultats ! s’écrie Nils qui n’en peut plus.
– Au départ, j’ai regardé s’il y avait des empreintes sur la barre, et je voulais les comparer aux fichiers des suspects pour attentats contre les migrants. Ces chiens n’arrêteront donc jamais de pourrir la vie à ceux qui ont déjà tout perdu ! s’exclame-t-il en proie à une soudaine colère ; mais je n’ai rien trouvé. Du coup j’ai fait des analyses de sol. Elles montrent que la digue n’a pas été brisée violemment mais s’est dissoute. Je ne pense pas que la barre que vous avez localisée soit à l’origine de la brèche dans la digue. Les échantillons ont révélé la présence de micro-organismes que le labo habituel n’a pas reconnus. Ils se développent spécifiquement au contact de certains éléments chimiques. Si on identifie les espèces de micro-organismes, on pourra peut-être remonter jusqu’à ceux qui ont fait le coup, enfin peut-être….
Nils et Mia sont moyennement convaincus. Mais en l’absence d’autres pistes ils décident de se rendre à la Cité du Vivant de Blaye. Ce grand centre de recherche international sur la biologie a été relocalisé récemment pour dynamiser la Dordogne, comme de nombreux équipements structurants qui participent à un meilleur équilibre des territoires en Gironde. Et ça tombe bien, la Médoquine a repris ses fonctions de gare avec la réouverture des anciennes lignes de chemin de fer sur lequel circule désormais un transport avec une cadence très régulière, le Trans’lais.
Le trio s’installe à côté des VLBC (véhicules légers à basse consommation) qui remplissent le wagon pour moitié. Ces vélos à 3 ou 4 roues, trottinettes solaires, et autres planches à roulettes XXL avec capteurs intégrés défilent également à côté des rails, sur des voies spécifiquement aménagées. Ces chemins desservent, selon un savant réseau capillaire, tous les hameaux autonomes qui se sont développés dans la Métropole. Installés aux franges des corridors qui deviennent de plus en plus vastes au fur et mesure que l’on s’éloigne du centre de Bordeaux, ces hameaux sont la seule forme d’urbanisation non continue permise par les autorités.
Le droit à construire est accordé contre trois garanties : pas de logement individuel isolé, un aménagement et une gestion des installations énergétiques et agricoles qui permettent un fonctionnement autonome au quotidien pour les habitants du hameau (hors évènement naturel exceptionnel) et installations de locaux à loyer très modérés où l’on peut travailler près de chez soi, et limiter ainsi les déplacements. Mia pense à ses parents qui ont été forcés de déménager dans l’un de ces hameaux suite à la démolition de sa maison d’enfance pour la création du corridor E2C. Si l’amertume et la rancœur avaient envahi leurs premières années, ils semblaient désormais très heureux de faire partie de ce néo-village, avec vue sur le corridor de Saint-Médard-en-Jalles.
– Manu, j’espère que tu n’as pas oublié ta carte multi-transport, comme ça t’arrive si souvent ! Ici ils tolèrent, mais ça ne rigole pas chez les blayais ! Et on risque de prendre une navette là-bas, la plateforme des transports régionaux indique qu’il en reste deux à la gare, j’en réserve une. Tu ne pourras pas nous accompagner sans la carte !
– Oups…
– Ce n’est pourtant pas compliqué ! UNE SEULE CARTE pour TOUS les transports et TOUS les parkings de TOUTE la Région !
– On arrive, arrêtez de vous chamailler ! La navette n’est pas nécessaire, le centre scientifique est aux abords de la gare, c’est fait exprès vu le nombre de chercheurs, étudiants et professionnels qui fréquentent le lieu.
Le docteur qui les accueille a déjà reçu par drone les échantillons dans la matinée. Il semble inquiet.
– Les micro-organismes que vous avez détectés ont déjà été repérés à plusieurs endroits dans la Métropole. Ça fait environ 1 an qu’ils sont apparus, à chaque fois à proximité d’un accident. C’est très étonnant. Ces micro-organismes sont capables de dissoudre le béton, l’acier, le bois.
Alerté, Nils passe un coup fil au service d’investigation pour qu’ils rassemblent tout ce qu’ils ont sur ces accidents. Une heure plus tard, un rappel dresse une liste éloquente.
En réfléchissant à sa première hypothèse, Nils comprend qu’il s’est trompé de cible. Même s’il est vrai que les terrains constructibles sont rarissimes dans la Métropole et que les sites dédiés aux réfugiés attisent toutes les convoitises, il lui parait tout à coup évident que c’était la digue elle-même qui était visée ! En effet, l’entretien de ces digues est fondamental pour toute la métropole. Et c’est un marché juteux pour les entreprises et les assurances…
– Manu, déniche tout ce que tu peux sur les contrats de maintenance des digues ! Je veux savoir s’il y a eu du mouvement depuis un an. De ton coté Mia, fouille dans les articles de recherche sur les micro-organismes. Il faut qu’on connaisse tous les labos potentiellement capables de produire ce truc.
Une semaine plus tard, lorsqu’ils se retrouvent pour fêter la résolution de cette affaire, Nils, Manu et Mia se félicitent mutuellement pour la dissolution du réseau mafieux qui tentait de prendre le contrôle de la maintenance des digues. En provoquant des catastrophes, ils mettaient à mal le prestataire actuel et se présentaient ensuite comme des sauveurs. Les micro-organismes étaient tellement efficaces qu’ils projetaient même de les utiliser sur les ponts pour récupérer les marchés. Heureusement qu’ils les avaient coincés !
La main dans le sac, en encerclant leur labo dissimulé au fin fond du corridor O10C. Comme tous les corridors, celui-ci était normalement inaccessible, mais le réseau avait soudoyé la sécurité et crée une faille pour s’y installer. Les biches du Roca-Speed avaient éveillé les soupçons de Nils et la découverte du repaire avait rapidement suivie.
– C’est l’heure de se remettre au boulot les amis ! Protéger les corridors, débusquer les trafics d’hydrogène, contrôler la conformité des néo-hameaux, agir contre les brigades anti-permaculture… Pour assurer le bon fonctionnement des innovations incessantes de la Métropole, les enquêtes continuent !
ÉQUIPES PROJET
RÉDACTION
Nicolas Michelin
Mélusine Hucault
ILLUSTRATION
Mélusine Hucault
Emmanuel About